éditorial
Est-il profitable d'accepter l'idée que la finalité de tout discours sur l'oeuvre devrait être de passer à côté d'elle afin de la "laisser (se) faire" ?

Comment tout en écrivant à leur sujet, ne pas soumettre les œuvres dites d’art, à une forme de pensée normative, souvent influencée par des impératifs institutionnels ?

            Dans les systèmes de diffusion et reconnaissance de ce qui fait « art », cette question est au moins aussi vieille que l’art moderne. Elle est ce qu’on pourrait appeler un « syndrome du salon des refusés ». Elle est paradoxale car elle ne peut, en trouvant son économie de production et de diffusion à travers les dispositifs d’Etat ou le marché, que se mordre la queue. Mais aucune politique « réaliste » visant à faire valoir un type d’esthétique n’échappe à ces formes de contradictions. Il y a incompréhension lors de la rencontre entre principes de réalité économico-administrative et chose artistique, risque de réification, surtout lorsque la normativité vise à encadrer le sens de l’œuvre.

            Y a-t-il une façon adéquate de penser l’art ou les œuvres d’art lorsqu’il s’agit de les approuver institutionnellement ?

            On pourrait nous rétorquer que nous énonçons là des généralités à partir desquelles on ne peut pas faire ou penser grand-chose. De l’enculage de concepts dans le ciel des idées, en quelque sorte. Précisons donc un peu, juste un peu, histoire de laisser notre ligne éditoriale donner un cadre assez large pour accueillir une grande diversité de questionnements (nous sommes une revue plutôt généraliste) : y a-t-il aujourd’hui, dans les milieux qui font circuler les œuvres d’art auprès d’un public ciblé par les institutions, des manières adéquates de penser ces œuvres ?

            Il y a autant de manières de penser l’art en relation à un projet institutionnel qu’il y a de manières de penser les actes citoyens supposés adéquats à la réalisation d’une situation politique idéale… Situation politique idéale également visée par des modalités de gouvernance normées par des institutions publiques, étatiques. Et ces diverses manières sont lisibles dans les éditoriaux des nombreuses revues d’art ayant un ISSN ou pas, dans l’expression de la pensée des divers curators ouvrant des catalogues d’exposition ayant eu lieu dans des musées financés par des dispositifs publics ou le marché libéral installé, c’est-à-dire capable de louer de manière pérenne un espace, une galerie… bref, à travers toute médiation, car il nous semble que la pensée destinée à un public identifié est toujours médiation. Ainsi, il est possible de classifier et de faire un inventaire plus ou moins exhaustif de tout cela, ça n’est pas indéfini, c’est situé et évaluable. Certains types d’œuvres auront les faveurs de cela, d’autres non. Pourquoi ?

            On serait tenter de répondre : parce que, voilà, c’est comme ça. C’est le « laissez-faire » qui s’autorégule et s’auto-justifie, ceux laissés à la marge ne jouent pas adroitement le jeu, ne veulent pas le jouer, ou ont moins de chance. Quoi qu’il en soit, la situation idéale où tout cela ferait sens sans contradiction n’est pas prête de se réaliser, le grand soir reste en gestation pour un temps indéterminé, la bible n’a pas précisé la date d’apparition de l’antéchrist, etc.

                                                                        *

            Enfin, plus modestement il s’agit d’écrire au sujet des œuvres dans un monde libéral, mais en prenant le risque de les assujettir à un discours, en prenant le risque de les fixer dans une histoire parallèle au vécu auprès d’elles, une histoire de leur reconnaissance sociale et institutionnelle par le biais de l’écriture donc. Nous écrivons depuis une revue financée par la recherche au sein d’une école supérieure d’art. Peu importe la réputation de cette école et sa situation géographique minoritaire, ou sa notation par des instances d’évaluation de la recherche, elle est pour le moment encore approuvée par l’administration étatique, par le Ministère de la Culture. Mais au-delà même de cela, de cette réalité légitimant notre production, il s’agit d’abord d’écrire plutôt que de s’exprimer dans la volatilité de l’échange oral au bar d’à côté. Ou d’écrire plutôt que d’échanger auprès des petits fours lors d’un vernissage, dans un cadre où la phrase « il est très bon, ce saumon », peut succéder à « la couleur rose semble être et avoir de tout temps était pour finir sur cette toile. », ou encore à « puis-je récupérer votre numéro de téléphone ou votre adresse mail, j’organise une visite guidée de mon atelier qui me sert également de garage pour ma Citroën, je n’achète que des marques françaises, je pense qu’il faut défendre la production nationale. » ; ou alors à : « ce type a certes du talent, mais c’est un parfait connard, il vaut mieux faire valoir un gentil moins talentueux. D’ailleurs comment évaluer le talent en art si tout n’est qu’affaire de goût ou de choix institutionnels ? ».

            A l’opposée des conditions informelles et libres où peut s’exprimer un certain type de relation mondaine à l’œuvre lui laissant son autonomie au-delà des petits fours, le piège tendu par l’écriture, c’est qu’elle traine une réputation d’exigence liée à sa manière de fixer, dans l’encre posée sur le papier ou sur les pixels qui font l’affichage d’une page internet, des idées. Fixer des idées, c’est dire qu’il faut surtout comprendre cela et pas autre chose, surtout si cela est imprimé dans une revue à ISSN distribuée dans les bonnes librairies et placé dans les bonnes bibliothèques ou dans les sites d’institutions au fort pouvoir symbolique ou normatif. Cette fixation des idées dans une logique interne à leur formulation syntaxique, non soumise à la volatilité de l’oral ou à la sympathie ou antipathie que l’on peut avoir pour le locuteur au moment où l’on savoure une mini forêt noire, peut rassurer les dispositifs, comités d’évaluation permettant un accès à une réalité économique ou à une forme de légitimité institutionnelle. L’écriture argumentative est plus accordable à la normativité que l’œuvre d’art. Evidemment, rien n’empêche les membres de la commission de s’entendre de manière tacite pour telle ou telle personne, mais normalement c’est la nature du texte qui compose le dossier qui fait autorité. Ainsi, à moins de s’appeler Godard, envoyer des traces d’œuvres d’art ou des morceaux d’œuvres d’art suffit rarement dans un dossier de demande de subvention, il faut justifier la chose déjà faite pour obtenir des moyens pour réaliser la chose qui devrait suivre. Cela se fait souvent en fournissant, en plus d’une note d’intention argumentée, des extraits de son accueil critique ou de sa trajectoire institutionnelle ou dans le marché officiel. Ces textes prouvent la validité de l’œuvre à l’administration, au-delà du vague à l’âme de la réputation et de la rumeur, voire de l’esthétique qui est souvent confondue avec ces affects mondains superficiels. C’est là le sens de l’écriture argumentative vis-à-vis de l’œuvre d’art, à moins qu’elle ne se fasse elle-même œuvre d’art, poésie, chose étrangère aux critères des dispositifs normatifs qui travaillent à la production de la reconnaissance institutionnelle.

            Ce qui n’est pas le cas de notre écriture qui tout en tentant d’éviter le normatif ne vise qu’à discuter et penser en compagnie des œuvres sans trop les trahir. Nous n’échappons donc pas au prosaïque tout en tentant de nous tenir à distances de la pensée normative, ou plutôt en tenant compte des limites de cette « pensée » normative lorsqu’elle veut s’appliquer à la réalité de l’œuvre.

                                                                        *

            Prosaïques, nous nous risquons quelque part au rôle de médiateur, n’oublions donc pas la critique de ce rôle. Ecrire de manière prosaïque, c’est écrire pour des raisons pragmatiques, pour un faire comprendre, ou plutôt une manière de faire comprendre visant à répondre de… Cette réponse est censée être claire, être une explication ou la mise en place d’un savoir sur quelque chose. Mais si le texte explicatif du médiateur arrive en renfort de l’œuvre, ou se justifie comme renfort, c’est que celle-ci aurait quelque part besoin de lui pour être clairement comprise. On se trouve donc là dans une drôle de situation. Nous accompagnons l’œuvre au mieux comme une « chose sacrée », au pire comme une chose « intéressante » mais incapable de s’auto-suffire, quelque chose qui manque d’un autre quelque chose qui pointerait les raisons de son intérêt propre. Le sacré étant une affaire qui souvent, à notre époque, risque la grandiloquence ou le soupçon de charlatanisme, il faut donc bien avouer que l’acte politique et positif de la médiation est d’accompagner une chose qui a besoin de son renfort pour pouvoir appartenir pleinement à la réalité mondaine et économique. L’économie et l’institution qui ont besoin de pragmatisme, de réalisme se dirigent donc vers l’acte de médiation avant l’œuvre. Il faut que la médiation reconnaisse l’œuvre pour que celle-ci se fasse valoir dans le monde, et il faut que l’œuvre soit déjà pour que la médiation advienne. La médiation semble donc souvent le gage de crédibilité de l’œuvre auprès du public, ce qui est une bien triste réalité avec laquelle nous devons composer. Cependant, pour nous, il s’agit bien là d’un semblant de réalité. Semblant qui ne concerne que la question de la reconnaissance de l’œuvre, qui n’est pas celle de la réalité de l’œuvre.

            Face à cette difficulté, nous pourrions faire notre cette critique de Keynes pointant les limites des concepts de la théorie classique face à la réalité qu’elle vise :

« C’est à juste titre qu’on considère ces difficultés comme de simples jeux d’esprit. Elles sont “purement théoriques“ en ce sens qu’elles ne troublent jamais les artistes, qu’elles n’interviennent même nullement dans leurs décisions et qu’elles n’ont pas d’influence sur le déroulement causal des événements artistiques (…) Il est donc naturel de conclure que les dits concepts ne manquent pas seulement de précision, mais encore qu’ils ne sont pas nécessaires. »[1]

            Contrairement à Keynes nous n’allons pas chercher à pallier à cet état de fait en précisant ou abandonnant des concepts. Nous ne sommes même pas sûrs d’être des théoriciens, sauf si par théoricien il faut entendre « médiateur ». Nous préférons juste avertir de cela tout en continuant à faire semblant. Cet avertissement nous mène à d’autres questions : qui est donc le candide, ou pire… le dindon de la farce ? Celui qui écrit sur l’art de manière théorique ou les artistes qui semblent, dans la réalité économique et institutionnelle de leur milieu, se nourrir ou adapter leurs projets à ces théories ?

            Au fond, la théorie de l’art n’est pas extérieure à l’activité de l’artiste, la médiation mérite évidemment sa place dans ce milieu, mais c’est une bien drôle de place. Elle n’est pas nécessaire tout en faisant valoir.

            Nous faisons le pari, un chouïa mystique, que la réalité des œuvres dépasse toujours, en plus des théoriciens, les intentions formulées par les artistes. Selon nous, les événements artistiques dépendent de chacun à chaque instant de la rencontre avec l’œuvre et non d’une norme fixée depuis on ne sait quel principe, qu’il soit prétendu universalisant ou d’explicitation historique. Le projet paradoxal de notre revue est donc de continuer à faire vivre cette hypothèse, liée à l’histoire de la modernité artistique et à l’idée d’une crise de la culture qu’elle aurait engendrée. Nous acceptons de faire nager nos mots dans une réalité de l’œuvre que nous supposons sans principe autre que l’autorégulation d’un horizon de sens par les acteurs de son marché (littéral et figuré), dont nous acceptons de faire partie en publiant sur le site d’une plateforme de recherche d’une école supérieure d’art, en compagnie de ses enseignants chercheurs, qu’ils soient artistes ou théoriciens de l’art.

[1] Keynes John Maynard, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, éd. Payot, 2016, pp. 89-90. Nous avons transformé le texte en remplaçant les hommes d’affaire par les artistes.