Poétesse, de nos jours

Rencontre avec Maud Marique

Avant de rentrer en Europe tu as bifurqué par La Réunion, l’Ecole d’Art du Port. Qu’est-ce que cela t’as apporté dans ta relation au monde ?

J’avais à peine 19 ans lorsque j’ai passé les portes de Gillot pour la première fois. J’ai eu l’impression de manger de l’air : en Europe du Nord, il n’est jamais si épais. On était en 2005, il n’y avait pas de réseaux sociaux à l’époque, et Internet coûtait encore très cher. C’était une expérience très différente des départs d’aujourd’hui. Je venais de Belgique, petit pays bâtard coincé entre les grandes puissances européennes. Il y avait très peu de liens entre La Réunion et la Belgique : mon entourage bruxellois ne connaissait rien au contexte réunionnais, et à La Réunion on m’assimilait aux français (que nous avions pourtant en « ennemi » commun, c’est-à-dire dont nous devions combattre les velléités assimilatrices).

Bruxelles se situe à la croisée de plusieurs langues : le néerlandais, le français et le brusseleir, un ancien dialecte local, mais aussi le lingala, l’arabe marocain et l’anglais. À ça il faut ajouter l’allemand, troisième langue nationale, et les patois régionaux, tous en voie de disparition : le wallon, le picard et les nombreux parlers flamands. J’ai grandi dans une famille où chacun parlait un français légèrement différent : ma mère le mélangeait à son picard, mon père à son wallon, mon frère à l’arabe, et tous au brusseleir, que personne ne parlait vraiment mais qui infusait le langage quotidien.

C’est peut-être ce qui a fait que quand je suis arrivée à La Réunion, j’ai ressenti une troublante familiarité avec le créole. J’avais cette sensation déstabilisante d’entendre une langue ancestrale, une langue qui venait de très loin, que j’avais peut-être su dans une vie antérieure. « Astèr », par exemple, se dit aussi en wallon, mais est prononcé « asteur », en appuyant bien sur le « eu ». De même, on avale aussi la fin des mots en picard et en wallon : on dit « gauff’ au suc’ », « elle est rentrée à s’maison », etc. Dans le même temps, j’ai pris conscience de tous les belgicismes qui habitaient ma langue. Je crois que ma relation au monde a changé lorsque j’ai commencé à entendre les régionalismes qui sortaient de ma bouche. Mon pays natal était devenu étranger, pour toujours.

Des relations entre le monde de la poésie à La Réunion et en Europe, malgré la distance ?

Je ne suis pas experte de la question, mais de mon point de vue j’en observe très peu. Et ce n’est pas faute d’essayer… Deux événements récents pourraient changer la donne : le film de Sophie Louÿs, Dann fon mon kèr, sur les fonnkézèrs et fonnkézèzs contemporains, et la nomination du poète Francky Lauret en tant que premier linguiste agrégé en langue créole. Dans un entretien sur France Culture (« Pour certains, je suis agrégé d’une langue qui n’en est pas une », dans l’émission Affaire en cours), il explique d’ailleurs la mise en concurrence des différents créoles que cette nomination a provoquée. Il y avait enfin une place, mais pour combien de langues créoles ? C’est affligeant.

A contrario les poètes qui s’expriment par la musique s’exportent mieux. J’ai vu Danyel Waro dans une salle comble à Bruxelles. Je suis allée écouter Ann O’aro dans un petit café près de chez moi, plein aussi. Les deux fois, il y avait probablement très peu de locuteurs créolophones présents. L’émotion passait pourtant, alors que les gens ont dû comprendre le quart des textes. C’est une bonne chose : leur oreille s’habitue.

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Parle-nous de Sabir. Comment t’es venu ce projet ?

Sabir est né à la suite d’un laboratoire d’écriture à La Cambre : l’Atelier des écritures contemporaines. Nous étions tou·te·s issu·e·s de domaines différents : l’art, le théâtre, le cinéma, la philosophie, le journalisme. Nous avons passé un an à nous retrouver plusieurs soirs par semaine autour d’une grande table, dans la bibliothèque. Un an à parler de littérature, à rencontrer des auteurs et autrices, à écrire et nous lire. C’était une expérience généreuse, qui nous a sorti·e·s de nos solitudes d’écrivain·e·s. Au terme de cette année, nous avons eu envie de continuer à mêler nos traditions artistiques et théoriques.

Un sabir est un langage véhiculaire que l’on invente lorsqu’aucun des locuteurs en présence ne parle la même langue. Il emprunte des mots à chacune de ces langues pour en créer une neuve. Lorsque le sabir est transmis aux générations suivantes et devient langue maternelle, on le nomme créole. C’est ce qu’est Sabir : un collectif d’auteurs et autrices qui parlent tou·te·s la même langue mais avec des accents différents. C’est d’autant plus vrai que nous sommes belges, français·es et suisses, et travaillons avec des auteurs et autrices haïtiens, québécois, martiniquais, guyanais, etc. Nous publions une revue et organisons des soirées de lectures performées, toujours à la croisée des genres artistiques et littéraires. Avec peut-être comme horizon la naissance d’un créole, artistique celui-là.

 

La réalité économique du monde de la poésie ?

La réponse à cette question n’est pas très poétique. Quel que soit le genre littéraire, les auteurs qui publient leurs écrits gagnent en général entre 8% et 12% du prix de vente du livre, selon le tirage. C’est extrêmement mince. Le reste va aux éditeurs, éventuellement aux traducteurs, aux distributeurs, aux libraires, etc. Sachant que la poésie est un genre qu’on appelle « pointu », la publication de recueils ne permet généralement pas de remplir trois assiettes par jour.

Mais les poètes et poétesses font preuve de polyvalence : ils déclament leurs textes sur scène, prêtent leurs plumes à d’autres causes, exercent d’autres métiers. Souvent en lien, mais pas toujours, avec la littérature. Bernard Heidsieck était banquier, Sylvia Plath était éditrice, Yoko Ono est artiste et chanteuse, et ceux et celles d’aujourd’hui se débrouillent, je pense, tant bien que mal. Moi, j’ai travaillé comme chargée de communication dans une institution littéraire. C’était génial, mais toujours un peu à côté.

Cendrars détournait la question avec ces mots : « Je ne suis pas poète. Je suis libertin. Je n’ai aucune méthode de travail. J’ai un sexe. Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même. Tout être vivant est une physiologie. Et si j’écris, c’est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante. C’est peut-être par instinct ; peut-être par spiritualité. Pangue lingua. Les animaux ont tant de manies ! C’est peut-être aussi pour m’entraîner, pour m’exciter – pour m’exciter à vivre, mieux, tant et plus ! La littérature fait partie de la vie. Ce n’est pas quelque chose ‘à part’. Je n’écris pas par métier. Vivre n’est pas un métier. Il n’y a donc pas d’artistes. » (article paru dans la revue Der Sturm, novembre 1913)