Naître au monde
Entretien avec Soeuf Elbadawi, artiste impliqué

Les Comores et la politique sont au centre de votre engagement artistique. Mais votre travail est autant diffusé à l’étranger que dans le pays dont sont originaires ces problématiques. Que signifie pour vous s’adresser à ces différents publics tout en restant focalisé sur la réalité territoriale d’un de ces publics ?

« Le lieu est incontournable ». La phrase est de Glissant. Tout commence donc à l’endroit d’où surgit l’essence même de notre soif du monde. Mais nous parlons bien de l’homme, là. On peut questionner l’humanité qui nous fonde, en y insufflant des valeurs d’ancrage et de circulation. Il est question de partage, et non d’enfermement. Je ne vois donc pas pourquoi je devrais soumettre ma réalité à un dialogue réducteur, fondé sur un seul et même public, si proche soit-il. L’idée n’est pas tellement de rétrécir nos imaginaires, mais d’élargir la perspective. Car nous aspirons à naître au monde, et non à survivre à la marge de celui-ci. 

“Lors d’un atelier de théâtre citoyen, mené par la compagnie de théâtre O Mcezo, sous la direction de Soeuf Elbadawi”

Crédit photo :  M.A I Fonds W.I

Vous déployez des formes culturelles comoriennes, le gungu la mcezo et le dhikri, dans des cadres non traditionnels : la scène de théâtre, le « happening », notamment. Qu’est ce que cela implique pour vous ?

Vous confondez, peut-être, deux pratiques dans mon théâtre. Le gungu la mceco est une performance artistique, prolongeant une tradition de justice populaire, dans un langage en apparence inédit. La déclinaison – la mcezo – vient préciser cette démarche, en l’inscrivant dans des pratiques actuelles, en rapport avec le spectacle vivant. Pour le dhikri, je ne dirais pas que j’en fais dans ma vie de tous les jours. Je ne suis pas initié en matière de pratiques confrériques, bien que cette culture soit très présente dans ma famille. Disons que je me contente d’en tirer des formes, au niveau de mon écriture et de ma vision du monde.. Dans les deux cas, on pourrait se demander où se situent les limites du processus de réactualisation que j’entreprends face au legs et où agit le principe de résilience qui en résulte. Dans l’ensemble, je cherche à me réapproprier les instruments d’un vécu commun, appartenant au paysage et à la mémoire de l’archipel, et à en faire un instrument de ma relation au monde. Je ne vois rien de surprenant à se revendiquer du legs ou à vouloir l’assumer dans sa création. Ce qui peut être intéressant, c’est de voir comment la modernité vient habiter ce qui semblait jusque-là figé à beaucoup de mes compatriotes. Comment les principes du « happening », édictés depuis l’Amérique des années 1960, vont, par exemple, se retrouver dans le gungu, tel que les Anciens l’ont pratiqué par le passé. Cela questionne le legs, sachant que nos grilles de lecture actuelles, bien souvent, se sont forgées dans un malentendu permanent avec le monde occidental. Un malentendu d’essence coloniale, qui, souvent, vient évacuer tous les autres possibles.

“Le spectacle La fanfare des fous, lors d’une représentation à Mirontsy”.

Crédit : M.A I Fonds W.I

Dans le même ordre de différences, votre travail s’exprime autant en français qu’en comorien. Y voyez vous une nécessité structurelle post coloniale ? Comme si le destin de ces deux nations était profondément lié au-delà de vos choix de mode d’expression ?

Il est possible que vous ne connaissiez pas assez bien mon histoire. Car votre question omet de préciser que je suis né « français », avec une appartenance archipélique bien marquée. Mais peut-être que cela relève d’une réalité à laquelle vous n’avez pas spécialement envie de vous attaquer ici. L’être humain est pluriel. Il est fait de complexités, même si on cherche toujours à aller au plus simple, dans les détails. Je suis l’enfant d’un archipel encore sous tutelle. Je suis né à un carrefour des histoires de ce monde. Mais être un « enfant de lune » n’empêche pas d’être aussi un « enfant-djinn ». Deux identités dans un même corps de colonisé en quête de liberté. L’archipel n’est pas un territoire pour moi, c’est le lieu de mes enfances. Encore faut-il arriver à concilier les héritages, subies, voulues, choisies. Ce qui – j’en conviens – est un autre débat.

 

“Lors du gungu la mcezo de 2009, performance organisée à Moroni.”

Crédit photo : AAA/ Fonds W.I

La France et les Comores sont concrètement liées à travers la « politique mahoraise ». Les conséquences tragiques de cette politique sont au centre de vos positions critiques. Qu’est-ce que la culture comorienne dans une réalité politique qui semble vouloir nier son histoire comorienne, selon vous ?

Je ne comprends pas bien le sens de la question. Je ne sais pas ce que vous entendez par « politique mahoraise ». Mes interrogations débordent de cet archipel, et parlent, plus largement, de notre existence au monde. Je n’intègre pas cette obsession du rétrécissement des imaginaires, non plus. Nos histoires sont bien plus grandes que ne l’affirme le récit du vainqueur. Car il y a bien un vainqueur dans nos tragédies respectives, même si on a du mal à le nommer. Mais s’il s’agit de questionner mon rapport à ce ce qui se passe à Mayotte, je dirais qu’il découle de la nécessité d’être debout dans un pays broyé. Il ne faut pas chercher plus loin. Je sais que les identitaires ont tendance, aujourd’hui, à prendre toute la place sur ce territoire, mais la culture me permet de leur rappeler l’entêtement de ce paysage. Sa mémoire, son histoire, sa géographie. Il y a un mot en comorien que j’utilise pour dire la culture : « ulimizi ». Dans ce mot, il y a deux notions essentielles – « ulima » (cultiver) et « mizi » (racines) – qui résument mon obsession à être l’enfant de cet archipel. Je comprends qu’ils sont nombreux dans notre pays à avoir renoncé au désir d’assumer ce qu’ils sont. C’est compliqué ! Mais j’ai un petit-fils, né en France, qui dit vouloir devenir « comorien », quand je lui pose la question de savoir ce qu’il veut faire plus tard. Il a trois ans et me donne de l’espoir, sur ce qui est annoncé comme « fini ». Maintenant, est-ce que le fait d’y croire fonde un quelconque engagement dans mon travail ? Je parlerais plutôt d’implication. Je me sens impliqué dans ma réalité citoyenne. Et la culture y est pour beaucoup, dans ce positionnement…

 

Soeuf Elbadawi

Soeuf Elbadawi est l’une des figures majeures de l’art politique aux Comores. Travaillant sans se limiter à un seul médium (littérature, musique ou encore photographie), tout en se réclamant du spectacle vivant, il a été journaliste à RFI et a fait partie de la rédaction d’Africultures. Fondateur de la compagnie de théâtre O Mcezo* et du groupe de musique Mwezi Waq., il vit entre Paris et Moroni, où il anime le journal Uropve sur des questions à caractère citoyen. Son travail critique prend également place sur Muzdalifa House, un website qui suit l’actualité esthétique et politique de l’archipel des Comores.