Pirate 2
Be air and water : Fragments d'un dialogue sur la piraterie avec Hsiang-Pin Wu (par Cédric Mong-Hy)

Les délices de la domestication

  1. Il y a de l’indolence programmée comme il y a de l’obsolescence programmée. Elle est la pure et simple production du « citoyen », ou encore, dirait-on avec Debord, une variation spectaculaire intégrée du sort réservé à l’architecture des machines. La programmation prend ici la forme de l’imprinting social durant une lente, bénéfique et inoffensive éducation, autant dire un processus délibéré de mise en addiction à l’obéissance, à la souffrance et au téléchargement du bonheur ; c’est une inception transformant insidieusement la société en bétaillère, pour la plus grande joie des exploitants de cette « culture» – et pour la nôtre, bien entendu, tout groin dehors.

 

1.1 Le « citoyen » est robota, « travailleur forcé », et en permanence il est couplé et connecté à de la métamachine programmante, même lorsqu’il est au chômage ou non-productif.

 

1.2 Le « citoyen » est serf volontaire ordinaire, grandiose et misérable actualisation du consentement à la soumission à l’Un déjà analysé par La Boétie au… XVIe siècle.

 

  1. Le paradoxe de Néo (les Wachowski) : le sauveur est celui dont il faut se sauver, car le sauveur est lui-même un dispositif de contrôle intégré qui nourrit l’indolence par l’espoir. La révolution pourrait à la fin n’être pas davantage qu’un hédonisme sanglant de bon aloi.

 

  1. L’hédonisme est aujourd’hui un principe d’aggravation et de catastrophe. N’en déplaise aux hédonistes contemporains des salles de sport ou des représentations en tout genre, cela fait longtemps qu’en la matière la sagesse grecque ne peut plus rien pour nous, car il en demeure en une part affreusement majoritaire, non un compromis avec la réalité bestiale qui nous permettrait de nous en « évader » durant notre « temps libre », mais le dispositif hédonistique, qui est le plus parfait des bagnes à ciel ouvert.

 

3.1 Les opportunités de plaisir, de divertissement, d’exploit narcissique ou d’exploitation de soi par soi-même sont incommensurables, inépuisables et imparables. Et c’est là que le « souci de soi » de Foucault trouve son inscription inquiétante à l’intérieur même de son innocence présumée et de dispositifs de contrôle toujours plus fun.

 

3.2 Michel Tournier, grand connaisseur des limbes et des îles (des capsules de survie), écrivait que dans une prison, certains voient les barreaux tandis que d’autres n’ont d’yeux que pour le toit ; et il est clair que la plupart du temps, tous nous ne voyons que ce toit rassurant qui nous met à l’abri de… la liberté et de l’existence.

 

3.3 Il n’y a pas de chien plus heureux que celui qui tient sa propre laisse entre les dents, sous le regard complice de son maître. C’est le modèle de Survie adopté.

 

3.4 Le cercle qui se rompt dans la ronde des manifestations, c’est celui du collier. Le cercle qui se noue, c’est celui de la pirouette de la bête hors de la main du maître. Puis, la bête retombe sur ses pieds ; et la laisse n’a pas cédé.

 

Le Sûtra de Sisyphe

  1. La lutte est perdue d’avance, elle ne se termine pourtant jamais, c’est pourquoi elle s’appelle « lutte ». Ici et là elle existe et là ou plus loin elle ment sur son destin.

 

L’art de la guerre tiédasse

  1. Si on lit un tant soit peu correctement La Société du Spectacle, on aperçoit ce danger dont peu font l’aveu pourtant si peu risqué en ce système désamorcé par nature : aucun spectacle ne peut révolutionner ou annihiler le spectacle du capitalisme cybernétique intégré, car ce spectacle est une fabrique du consentement, la subversion la plus insultante n’y fait qu’être saluée et apprêtée en académisme chic, qui plus est dans le domaine de la « culture».

 

5.1 Je relis Superstitions de Francesco Masci : « La critique du spectacle, consolation superstitieuse pour superstitieux, est le discours ventriloque de la société, qui parle la langue de la défense de l’état du monde et ne le sait pas. » C’est la misère de notre assentiment à ce que nous critiquons et de notre consentement majoré à notre propre esclavage. Nous sommes voués, dit-on, à pratiquer ce que nous désavouons, et c’est d’une veulerie abjecte.

 

5.2 L’art que l’on dit « politique », quand il s’expose de façon spectaculaire comme résistance à la servitude volontaire et au spectacle, a ceci d’attendrissant et d’atterrant qu’il est simultanément une brave protestation anti-libéraliste ET une collaboration ostentatoire au système de la kermesse artistique libérale qu’il dénonce et dit contredire par ses actes. Mais en la matière, cet art politique ne comprend pas que le feu ne combat pas le feu, et que plus sa guérilla se veut brutale ou vicieuse, plus il fait image de masse intégrée à sa prison ouverte et neutralise l’effet de ses propres coups.

 

5.2.1 L’iconisation (Ardenne) est une autre facette de l’économicisation. Le processus qui donne son importance aux épiphénomènes du spectacle (les nouvelles icônes saintes, les images) est le même qui « gouverne et perpétue » la production et la reproduction de la structure socio-économique des totalitarismes démocratiques. Aucune image, qui plus est dans l’art, le design et la communication, ne peut, sans mentir effrontément, dire qu’elle résiste au conditionnement du packaging « Monde ».

 

5.2.2 La financiarisation, à l’invisible niveau sous-jacent, est encore une intrication spectaculaire de l’économicisation de la société. C’est à ce stade que l’image devient, à l’instar de l’argent, un « élément naturel », une constante irrévocable de la forme de vie cosmo-marchande qui est la nôtre.

 

5.2.3 Là où un certain art politique refuse de comprendre les conditions – pourtant lisibles – de sa propre incarcération iconique, là où la résistance visuelle est morte-née, il n’y a plus que la mise en scène technique d’un « état gazeux » (Michaud) : soit le complexe du vent et du ventilateur.

 

5.2.4 L’art politique est toujours face à ce danger premier et ultime : en un clignement d’œil, il peut se retrouver art du politique.

 

5.3 « Dans la culture le sujet n’en finit jamais de mourir » (Masci). C’est dire qu’une révolution culturelle peut toujours être réduite à une révolution cultivée, au double et malheureux sens du terme : révolution parcourue de culture pertinente pour les révoltés, mais aussi, pour les empires, révolution souhaitée, planifiée de la semence à la cueillette du bloom (le fruit de la culture, le serf volontaire ordinaire qui se soumet avec docilité et zèle au jeu alambiqué de la laisse).

 

Immunologie des jeux de l’arène

  1. Depuis longtemps, « l’état d’exception est devenu la règle » (Benjamin). Le cours de la loi juste s’est asséché. Seul compte, n’est-ce pas, plus comptable que jamais, le cours des affaires.

 

6.1 L’état d’exception, l’état de guerre, l’état d’urgence, l’état critique, l’état de délabrement, l’état de mort cérébral, « l’état du monde », le piteux état : l’État démocratique contemporain.

 

  1. La lutte n’en finissant pas, l’un de ses états possibles est « l’écume » (Sloterdijk) de la foule des révoltés. Be water, disent les séditieux de Hong Kong, reprenant les mots du vénérable Bruce Lee pour qualifier son art du combat. Mais on pourrait rajouter be air, afin de se glisser pleinement dans ce mélange architecturé de gaz et d’eau ; cocktail subtil – fragile – et fouetté – battu sur le socle aride de la vie plate et planifiée du monde capitalisé et « silicolonisé » (Sadin).

 

7.1 L’écume est bulles multi-liées, coagulation des « singularités quelconques » (Agamben), des charmes « hétérogènes » (Bataille), archipellisation des presqu’îles ; convolution d’individus proprement isolés dans leur membrane épidermique et pourtant profondément en communion dans leur mouvement d’ensemble qui fait vague et corps contre l’objet de leur blessure.

 

7.1.1 Les communautés insurrectionnelles sont ces coagulations, des circulations qui se cristallisent en cherchant comme à cicatriser une plaie du corps général de la foule. Immunologie des galériens. Amoncellement de la vie qui fait abri, soin, saveur.

 

7.2 L’écume est liquide, vif-argent, glissante, surgissante, évanescente. Elle est aussi structure frappante, articulation et mouvement ; épines sous les pieds du tyran.

 

7.3 Une « singularité », en cosmologie, qualifie un point de gravité absolue duquel peut naître un univers. La bulle est en ceci un sujet singulier sans singularité ou une « singularité quelconque », car ce sujet est le bloom assujetti qui ne crée rien ou si peu. Pourtant, se dit-on dans l’espoir, la bulle n’en a pas moins la forme du cosmos et elle peut encore renfermer en elle sa première force explosive, sa puissance génésique et régénératrice. C’est pourquoi l’écume est autant divisée qu’indivisée : elle peut se réduire à l’accolement des bulles, ces corps insulaires, comme elle peut faire corps de sa Multitude, de son unitas multiplex.

 

7.4 Les mouvements de l’air affectent l’écume. Elle se reconfigure au moindre souffle et à la moindre variation de pression dans l’atmosphère, comme un baromètre politique constitué de cellules vivantes. Ainsi elle peut infléchir sa tenue dans l’espace, elle peut bifurquer, se scinder, attaquer à revers ou disparaître, se désagréger en bulles inoffensives et retourner à l’anonymat ambiant du singulier sans singularité. Elle peut plus tard, plus loin, se reformer, en une migration restreinte, quasi sédentaire, vers la liberté toujours rêvée.

 

L’air de rien

  1. Un « atmoterrorisme » (Sloterdijk) généralisé est à l’œuvre alentour, partout alentour. Le luxe pourrait déjà bien être la capacité à se maintenir dans le respirable d’un certain air conditionné.

 

8.1 La guerre de l’air a déjà fêté son centenaire, c’est en 1915 que l’Empire prussien devait expérimenter pour la première fois l’arme chimique volatile : près de la ville d’Ypres, en Belgique, plusieurs dizaines de tonnes de chlore gazeux firent cracher le sang aux troupes franco-canadiennes. Suivit le tristement célèbre gaz moutarde, conçut par le même contingent scientifique dont le chef, le Docteur Fritz Haber, fut en 1918 couronné du prix Nobel de chimie pour la découverte de la synthèse chlorée… La haute criminalité d’État paye.

 

8.1.1 La première Guerre mondiale devait être le premier succès « atmoterroriste », confirmé en 1939-45, puisque depuis les mots « chambre à gaz » résonnent d’une horreur sans nom.

 

8.1.2 Plus tard, lors de la guerre du Viet-Nam, les Américains, désavantagés par le climat tropical, travaillèrent à en tirer parti : en ensemençant les nuages de quantités massives de nitrate d’argent, l’armée américaine parvint à modifier le climat en déclenchant des pluies diluviennes qui prolongèrent la mousson, ainsi décontenancée par ce bouleversement imprévisible de son propre climat (comment penser que la météorologie puisse faire partie de l’arsenal militaire ?), l’armée ennemie put être mise en difficulté.

 

8.1.3 Aujourd’hui, comme écrivait Pasternak hier, l’air est empoisonné : ouvrir les vitres, c’est s’ouvrir les veines.

 

8.2 Dans tant de soulèvements populaires à travers la planète, l’atmosphère ne cesse désormais d’être militarisée, pressurisée, enfumée, enflammée. Le gaz lacrymogène peut à présent blanchir l’espace de son poison et redoubler ainsi la vérité terrible de l’asphyxie et des larmes quotidiennes, suffocation physique sur suffocation légaliste.

 

8.2.1 L’air est manipulé et les possibilités d’échapper à cette modulation pernicieuse du substrat aérien de la vie se réduisent. Ainsi de l’interdiction du port du masque, maintenant répandue aussi bien en France qu’à Hong Kong. Technocontrôle, biocontrôle, atmocontrôle : respirer un autre air que celui conditionné par la coercition est devenu un crime[1].

 

8.2.1.1 Corollaire spectaculaire intégré : respirer, c’est obéir.

 

8.2.1.2 Corollaire spectaculaire dés-intégré : ce n’est pas que tel ou tel espace soit irrespirable, c’est la possibilité même de respirer autre chose que du poison qui est compromise.

 

8.3 La température des séditions actuelles répond à la destinée promise au climat météorologique planétaire. À l’horizon, le réchauffement mortifère des atmosphères et des eaux marche de concert avec l’électrisation et l’échauffement des esprits.

 

Le désordre des puissants

  1. Certains appellent ce qui est là et qui vient encore l’anthropocène. Je préfère l’appeler anthropobscène, anthropocène obscène à tout point de vue.

 

9.1 L’anthropobscène est la planification de l’aplanissement (Ingold) marchand de la terre vivante. Avec pour ressort la mondialisation capitaliste et pour outils les technologies offertes par les révolutions industrielles, l’expansion de presque toutes les civilisations humaines s’est faite à la mesure du rouleau compresseur.

 

9.2 L’anthropobscène est aussi « entropocène » (Stiegler), entropie de la vie précipitée chimiquement, technologiquement, idéologiquement par une néguentropie malade de son propre spectacle.

 

9.3 Que le début de l’anthropobscène coïncide avec l’âge d’or de la piraterie est un fait notable et non hasardeux : l’extraction des ressources matérielles et énergétiques de la biosphère à l’échelle industrielle ayant pour conséquence l’exploitation massive et inhumaine de l’humain par lui-même, il était d’autant plus nécessaire et naturel de prendre le large.

 

9.4 Les pirates cherchent l’air idoine, l’air convenable, l’air convivial, l’air inconditionné et inconditionnel. Le navire ou l’île sont, mobiles ou immobiles, ces machines à oxygène, ces isolats périphériques suspendus au tranchant de l’horizon, ces « mondes inversés » (Rediker). Le poison partout distillé invoque la création de ces écumes éphémères, trop éphémères.

[1] Ce texte a été écrit après la crise des gilets jaunes et lorsque les manifestations à Hong Kong étaient à leur paroxysme. A ce moment-là, la France comme la Chine avaient rendu illégal le port d’un masque dans la rue afin d’optimiser l’identification des rebelles. Cependant il reste bien clair qu’en cette période de crise sanitaire mondialisée, qu’il s’agisse de l’interdiction ou de l’obligation du port du masque, les conclusions demeurent les mêmes.