Le postmodernisme est une esthétique qui, dans la culture populaire, peut s’avérer réellement problématique, au niveau de la réception. Ce problème se situe au niveau du jeu des codes utilisés. En effet, une oeuvre postmoderniste se structure sur des éléments familiers, créant une proximité avec le récepteur (lecteur/spectateur/auditeur). L’utilisation de ces éléments fait partie de l’oeuvre même :
“la culture des séries TV et du reader digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de gare en format de poche et ses genres spécifiques – policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman d’amour ou biographie populaire –, matériaux que les postmodernistes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce ou un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à leur substance même” (p35).
Et c’est bien là que se joue la difficulté. En effet, si les matériaux n’apparaissent plus comme des citations mais font partie intégrante de l’oeuvre, s’ils en constituent le fondement, s’ils en créent les enjeux et la forme, il peut devenir difficile de saisir la démarche postmoderniste pour un récepteur non-averti. Le problème réside dans le fait que la citation laisse voir une distance tandis que l’incorporation (démarche postmoderniste) peut laisser supposer une absence de distance. Il devient plus difficile de percevoir si le kitsch ou le stéréotype est utilisé de façon consciente ou non, car la distance n’est plus explicitée.
Cependant, lorsque l’oeuvre postmoderniste est placée dans un environnement “artistique” (musée, festival de film etc…), elle est immédiatement classée aux yeux de tous comme oeuvre ayant une démarche artistique. Il n’y a donc aucune ambiguïté, car la classification a été faite en amont et celui qui perçoit l’oeuvre sait avant même de voir et juger qu’il est en présence d’une oeuvre “artistique”. Une partie de son travail de lecteur a déjà été faite.
Mais le problème de la réception se pose pour des supports comme les séries animées, les jeux vidéos etc… qui sont surtout des industries. Etant fortement ancrés dans un processus économique lié à une “culture de masse”, ces supports ne sont pas vus comme artistiques, ou, du moins, ne sont pas vus avec autant de sérieux que d’autres arts. Malgré tout, il est évident que certaines oeuvres ont clairement eu ces ambitions et ont donc posé problème au public visé. En effet, ils s’inscrivent dans une structure économique qui met en avant la notion d’industrie, et touche un public qui ne cherche aucunement une quelconque démarche artistique mais attend bel et bien un produit dont le but est de répondre à des attentes, de satisfaire.
Ainsi the Big O, La Mélancolie de Haruhi Suzumiya, deux séries animées et Mass Effect, un jeu vidéo, sont des exemples d’un postmodernisme ayant affiché leur ambition artistique et de ce fait ont posé problème lors de leur réception. Ils se sont heurtés à un moment ou à un autre à une incompréhension de la part de la majorité du public.
Série japonaise qui pourrait être classée dans la catégorie “science-fiction”, la première saison a été diffusée en 1999. Au japon The Big O n’a pas été un grand sucès, aussi cette série devant faire 26 épisodes est réduite à 13 (une coupure radicale puisqu’ici il s’agissait bien d’arrêter la saison au milieu de sa structure narrative). Grâce à son succès hors du japon, une deuxième saison voit le jour en 2003, ce qui permet de clore la série. Ainsi, l’histoire de Roger Smith, négociateur dans une ville amnésique (personne ne se souvient de ce qui s’est passé il y a quarante ans) et Dorothy Wayneright, une androide qui aide Roger Smith, ne prend-elle réellement fin qu’au bout des vingt-six épisodes. Ayant été pensé pour 26 épisodes, la première saison ne donne que quelques fragments, que quelques indices pour comprendre la raison de cette amnésie, elle ne peut tenir seule. La deuxième saison développe davantage ce point jusqu’à faire disparaître le mystère dans les derniers épisodes.
Une esthétique référentielle
Cette série animée rend hommage aux séries et films provenant à la fois de l’occident et du japon, elle adopte donc une forme explicitement référentielle.
Le côté occidental y est évident : le style graphique est plutôt inhabituel pour une série d’animation japonaise puisqu’il renvoie à celui de Batman, la série animée. Le design très “anguleux” des personnages, de même que les couleurs utilisées s’inscrivent davantage dans la lignée des comics que celle des mangas. Cette “influence” est si forte qu’en se basant uniquement sur l’aspect visuel, il semblerait évident que son origine soit américaine alors qu’en réalité il s’agit à l’origine d’une série d’animation japonaise sans co-production.
A cette parenté visuelle à la série d’animation Batman s’ajoute une proximité dans le personnage principal, Roger Smith, qui possède des traits physiques rappelant Bruce Wayne. Mais il s’en rapproche par d’autres aspects également : sa demeure somptueuse, le fait d’avoir un majordome, les gadgets et bien d’autres choses en font une variation de Bruce Wayne. Ainsi la forte présence de la référence peut même faire ressentir The Big O comme une sorte de réécriture ou de variation de Batman : Bruce Wayne possède une identité secrète, Batman, et Roger Smith a lui aussi un secret, il est le pilote du mégadeus qui protège la ville. Ainsi, cette partie référentielle ne peut être écartée ou ignorée, mais ce n’est pas le seul matériau sur lequel se construit The Big O.
En effet, à cela s’ajoutent des références aux anciennes séries animées de mecha telles Gian robo, une ville qui, par sa structure, fait référence à Metropolis (dont le titre apparaît à l’intérieur même de la série), une utilisation de la musique faisant parfois référence à celle de Cowboy Bebop, un thème musical qui rappelle Blade Runner lors des combats etc… Les références sont tellement variées et provenant d’horizons tellement différents qu’il est impossible ici d’être exhaustif. Cette série réunit donc des éléments aussi différents que l’ambiance et des personnages du film noir et des thématiques et personnages de la science-fiction. Elle se construit à partir de références. En cela, il est évident qu’il s’agit d’une oeuvre postmoderne puisque le texte (que ce soit l’image, le son ou l’écriture) est construit en affichant son intertextualité. The Big O ne doit son existence qu’aux oeuvres qui existaient avant elle et qui la structurent. La série se situe à une intersection où toutes les oeuvres qui la construisent se rejoignent, c’est ce qui rend sa réception relativement difficile.
L’artificialité et la mise en abime
En utilisant ainsi une esthétique référentielle, The Big O affiche d’une certaine manière ses origines. Elle affiche clairement les sources qui lui ont permis d’exister. Ainsi cette série semble jouer avec l’artificialité de son existence, et cela se fait sur deux niveaux : un premier niveau interne à l’histoire et un second niveau externe à l’histoire.
Tout d’abord, dans l’écriture globale, il est évident que “l’artificialité” est un thème qui traverse toute la série, qu’il est développé à l’intérieur même de l’histoire et le personnage de Dorothy en est le premier exemple puisqu’il s’agit d’une androide. Celle-ci apparaît dès le premier épisode et devient très rapidement un personnage central puisqu’elle reste avec Roger Smith, le protagoniste de la série. A cela s’ajoute d’autres éléments comme dans l’épisode 5 où on nous désigne une partie de la ville comme un espace dit “artificiel”. Mais cela se poursuit pour prendre une importance capitale dès l’épisode 13. En effet, dès ce moment, Roger Smith va commencer à interroger sa propre identité et va se demander s’il n’est pas lui-même un enfant créé artificiellement. Une métaphore va être introduite et reprise plus tard, celle des tomates artificielles. L’inquiétude se crée autour de l’hypothèse de l’artificialité de son existence mais à un niveau qui reste encore interne à l’histoire : Roger Smith se demande s’il n’a pas été créé par un autre personnage, s’il n’est pas en quelque sorte un “bébé éprouvette” créé et élevé dans un but précis.
Mais la série va bien plus loin qu’un simple développement interne sur le thème de l’artificialité puisqu’il y a très tôt une conscience de la notion de narration qui s’effectue et une véritable mise en abyme qui va permettre de passer à un niveau externe à l’histoire. La série a conscience de ses mécanismes et elle les montre. Ainsi, Dorothy, dans une petite réplique du septième épisode, affiche-t-elle l’artificialité de “showtime” dit par Roger Smith à chaque fois qu’il prend les commande du robot. Le questionnement sur la raison de ce “rituel” semble être un détail, mais très rapidement cela s’associe à d’autres éléments tel que le jeu entre la réalité et la fiction dans l’épisode 10. Les souvenirs d’un des personnages principaux sont issus d’un film. Ainsi l’illusion créée par le récit commence à s’estomper. La dimension “méta”, cette conscience des mécanismes du récit commencent à s’afficher (plus tard Roger Smith se demandera qui est son ennemi, mettant en évidence le mécanisme lié au schéma actanciel où un antagoniste s’oppose au protagoniste). Le récit semble commencer à nous dire que celui-ci ne se construit qu’à partir d’un support narratif qui existe déjà et qu’il n’est qu’une histoire.
Cela devient évident avec le quatorzième épisode, c’est-à-dire le premier de la seconde saison. Il semble qu’ici les auteurs de la série souhaitent expliciter cette dimension “méta”. Il s’opère alors une rupture narrative à la manière du David Lynch de Lost Highway ou de Mulholland Drive : Lors d’une scène de combat, le personnage principal se trouve plongé dans un présent alternatif. Il doit alors reprendre son identité et cela passe par la prise de conscience du rôle qu’il a à jouer. Ainsi la métaphore du théâtre est utilisée (le personnage se retrouvant littéralement sur une scène), Roger Smith doit donc jouer Roger Smith pour revenir dans le récit initial. Et quelques épisodes plus tard, le champ lexical du théâtre sera réutilisé pour aboutir à la révélation finale lors des derniers épisodes : les personnages ne sont que des personnages, ils n’ont d’existence que dans cette histoire, et hors de celle-ci, hors de la série, il y a notre monde, celui du spectateur avec les produits dérivés (figurines). Ainsi toute la fin de la série révèle le sens qui traversait la série : il s’agissait d’une série sur la notion de souvenirs/ de mémoire (la ville étant amnésique, certains robots sont considérés comme des souvenirs, de la mémoire etc…) ou plutôt utilisant cela pour développer une réflexion sur l’existence elle-même. Ainsi, il est difficile de dire que la série oppose les deux niveaux, que le niveau “méta” efface le niveau “intra”, c’est même le contraire. En effet, ce sont les personnages qui finalement vont décider de leur existence.
L’esthétique postmoderne sert donc ici à construire une réflexion sur la notion de création narrative et d’existence.
Les problèmes de réception
Il est intéressant de remarquer que la série initialement prévue pour 26 épisodes s’est retrouvée réduite à 13 épisodes avec une fin qui impose une suite. La réception japonaise n’a donc clairement pas été à la hauteur des attentes de la production. Se situant au carrefour de plusieurs cultures, cette série n’était certainement pas suffisamment japonaise pour pour plaire au public japonais. En revanche, elle a plu dans d’autres pays. Ainsi, la série a été diffusée aux Etats-Unis, puis en Europe. En France, la première saison a donc été diffusée. Par la suite, la deuxième saison a été moins bien reçue. Si on regarde la synthèse faite sur Wikipédia (https://en.wikipedia.org/wiki/The_Big_O) certains critiques sur des sites spécialisés révèlent par leur avis les problèmes de réception de la série. L’esthétique postmoderne, crée le piège de la citation : le récepteur compare les références et l’oeuvre postmoderne, or cela n’a pas de sens puisque le sens de l’oeuvre postmoderne passe par l’intégration des références. Il faut faire fonctionner les références entre elles dans la logique interne de l’oeuvre postmoderne. Dire que le Truman Show, Dark City ou Casablanca est meilleur que The Big O montre un véritable problème de lecture puisque cela révèle une absence de compréhension (au sens étymologique, c’est-à-dire celui d’un accompagnement, celui où l’on suit le mouvement de l’oeuvre).
Une autre critique tout aussi répandue est celle liée à la fin. Comme elle pose problème au spectateur par son aspect philosophique et par son travail de cohérence entre la forme et le fond, elle paraît incompréhensible car elle ne se base pas sur une quelconque recherche de réalisme. Or pour beaucoup, la cohérence ne se réduit qu’à une tentative de réalisme. La chasse aux incohérences passe avant la compréhension de la structure globale, elle passe avant la compréhension du message, elle passe avant le fait qu’un histoire est avant tout une construction symbolique et non une reproduction de la réalité.
De plus si la forme de la fin se veut proche de The Truman Show par exemple, il n’en demeure pas moins que la structure de la série prépare à cette conclusion. Une grande ligne faite du développement de la thématique traverse toute cette série. Nous avons vu comment la notion d’artificialité sous tend la totalité, comment elle évolue jusqu’à la mise en abyme. La fin s’inscrit dans une continuité (de l’artificialité à la mise en abyme) et dans une logique de cohérence entre la forme et le fond liés dans la notion de postmodernisme.
Heureusement avec le temps, cette série continue malgré tout à être très appréciée par une partie des personnes l’ayant vue. Il est cependant regrettable que la deuxième saison n’a pas été diffusée en France. Ainsi, les dvd disponibles ne sont que ceux de la première saison, c’est-à-dire la moitié du récit. Il n’est pas possible d’avoir accès à la série complète si on en reste à la France. La commercialisation française est tronquée, ce qui ne lui permet pas d’être apprécié à sa juste valeur. Il s’agit pourtant d’une des meilleures séries d’animation japonaise, tout au moins l’une des plus ambitieuses.
A l’origine, il s’agit d’une série de light novels qui ont été adaptées en mangas avant de devenir une série animée en 2006. Une deuxième saison a vu le jour en 2009 et un film d’animation, La Disparition d’Haruhi Suzumiya, est sorti en 2010. L’histoire est centrée autour d’Haruhi Suzumiya, une lycéenne qui, sans le savoir, influe sur la réalité du monde.
Les clichés et références des séries animées japonaises
La Mélancolie de Haruhi Suzumiya est une série qui utilise des personnages stéréotypés tels qu’ils apparaissent dans ce type de production. Ainsi nous retrouvons la fille dynamique (Haruhi Suzumiya), la fille timide à la forte poitrine (Mikuru Asahina), la fille silencieuse et plongée dans ses livres (Yuki Nagato), un personnage mystérieux (Itsuki Koizumi) et un personnage plutôt cynique et distant (Kyon). Il s’avère que ces personnages ne vont jamais évoluer, ils sont du début jusqu’à la fin des représentations stéréotypées assumées et voulues par Haruhi Suzumiya elle-même. Ainsi l’utilisation de ces clichés est-elle justifiée : Haruhi Suzumiya a délibérément réuni ces personnages. Ainsi, par exemple, elle cherche la fille timide à forte poitrine ou attend le jeune homme mystérieux qui va arriver au lycée en cours d’année. L’utilisation des stéréotypes est donc motivée, et justifiée.
Ceci dit, la série ne cherche pas à créer une évolution des personnages ou de l’histoire : les épisodes ne sont pas organisés dans un ordre chronologique qui serait propice à un progressif développement pour sortir du cadre du stéréotype. Ici, pas de ligne d’évolution, en réalité les personnages ne changent pas, ils deviennent plus attachants mais ne gagnent pas en épaisseur psychologique, ils ne sortent pas du statut de cliché qu’ils ont et qu’ils sont. La série assume donc totalement sa posture postmoderniste en affichant et en cherchant à ne pas sortir du lieu commun.
En créant un récit qui ne suit pas l’ordre chronologique, il se crée également une fragmentation narrative permettant de traverser différents genres. Là encore il s’agit d’une attitude postmoderne : la dimension temporelle n’est pas perçue comme une progression, en revanche la structure narrative va intégrer des éléments aussi hétéroclites que le genre policier, les combats de vaisseaux spatiaux, les voyages temporels, la réalisation de film, tout cela à l’intérieur d’un récit de lycéens occupant leur temps dans un club parascolaire. Aucune avancée dramatique ne se construit : il semble qu’il ne s’agit que de moments différents pris sur une année scolaire réorganisés.
La série fonctionne sur le lien entre l’extraordinaire et le banal. En effet, le premier épisode révèle, sur un mode humoristique, les particularités des personnages : Mikuru voyage dans le temps et est envoyée par la société future, Koizumi est un esper (personnage ayant des pouvoirs paranormaux), Yuki est une interface humanoïde envoyée par des extraterrestres. Ces personnages qui entourent Haruhi Suzumiya ne donnent cependant qu’une apparence de simples lycéens. Il vont peu utiliser leur caractéristique car leur seul but est de comprendre pourquoi toutes leurs données convergent autour de cette fille. Comme la mélancholie de celle-ci détruit le monde (à chaque fois qu’elle s’ennuie, une partie du monde est attaquée et détruite), toute la série se construit sur des personnages faisant en sorte de ne pas s’ennuyer tout en restant dans le cadre d’une vie de lycéens. C’est bien cette notion de quotidien qui est centrale. On s’amuse et on transcende la banalité du quotidien, non pas pour sortir du quotidien et aller dans l’extraordinaire mais plutôt pour donner une autre intensité à ce quotidien. Et c’est de cette optique que découle la partie “endless height”.
Endless height
Cette partie de la série est celle d’où la controverse est née. En effet, il s’agit des épisodes 2 à 9 de la deuxième saison. Le premier épisode de cette partie se passent durant les dernières semaines des vacances. Haruhi Suzumiya sait qu’il est impossible de rattraper le temps perdu, elle décide donc d’organiser un programme d’activités (piscine, feux d’artifices, chasse aux insectes etc…). Ces dernières n’ont en soi rien d’extraordinaire et correspondent à des activités banales ou plutôt représentatives des possibilités lors de ces vacances. L’épisode se clôt sur le dernier jour des vacances. Or les épisodes suivants vont reprendre exactement la même histoire. Il s’agit d’un boucle temporelle. Ansi dès le deuxième épisode de cette partie, Kyon, qui reste le personnage qu’on suit, a la sensation de “déjà vu”. Les activités sont donc exactement les mêmes, les événements de l’histoire ne diffèrent donc pas. Il s’agit d’une pure répétition de l’histoire entre le deuxième et le septième épisode. Si l’on ne s’intéresse qu à l’histoire, qu’à la progression des événements, il est certain que cette partie semblera totalement inintéressante.
Pourtant, cette partie joue subtilement sur les différences et répétitions. Il n’y a pas de changement de point de vue, sinon l’aspect répétitif aurait disparu. Ainsi la narration est toujours portée par le point de vue de Kyon mais la forme narrative diffère par les cadrages, par les ellipses légèrement différentes, par la musique qui crée un ton sensiblement changeant au cours de la diffusion de ces épisodes. Ainsi il faut entrer davantage dans la forme pour pouvoir en apprécier les répétitions et surtout les différences. Ici l’expérience de la narration devient véritablement une expérience sensorielle du temps. Ce temps forme une boucle, il n’a pas de finalité. La tension narrative qui était complètement diluée est ici complètement détruite. Huit épisodes pour la symbolique de l’infini. Ici nous nous plaçons dans ce que Fredric Jameson évoque concernant le postmodernisme : “le postmodernisme aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu’aux nouveaux mondes ; […] aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation des choses et dans leur manière de changer”(p.15).
La narration elle-même devient extrêmement intéressante par sa répétition, notamment sur la notion de focalisation. Si Kyon reste le personnage qu’on suit et dont on connaît les pensées, les doutes, les prises de conscience du “déjà vu”, un autre point de vue vient se greffer. En effet, le spectateur, contrairement à Kyon, se souvient des événements. Aussi sa sensation des événements correspond de moins en moins à celui du personnage de Kyon. Mais le spectateur va vivre cette expérience à la manière d’un autre personnage, Yuki Nagato, qui, étant une interface humanoïde, transcende l’espace-temps et se souvient de chaque répétition. Si du point de vue explicite, la narration s’apparente au point de vue de Kyon, d’un point de vue implicite elle relève davantage de celui de Yuki Nagato. Ainsi le narration adopte-t-elle deux points de vue à la fois, le premier repérable par le fait qu’on suivent (donc qu’on perçoivent) les événements par le biais de Kyon et qu’on a accès à ses pensées, le second qui est lié à l’expérience de la répétition qui nous rapproche de la perception des événements de Yuki Nagato.
La réception : le succès dû à une erreur de lecture
Cette série d’animation a connu un grand succès et pourtant la partie “endless height” a posé problème. En effet, lors de sa diffusion elle a causé la colère des “fans” qui se sont mis critiquer cette saison sur internet, poussant ainsi les auteurs à s’excuser. Il est pourtant évident que cette partie correspond à l’esthétique de la série, qu’elle ne fait que porter à l’extrême sa logique. Toute la série s’inscrit dans une perspective de destructuration de la tension narrative pour s’établir dans une dimension qui est celle du quotidien.Or ici il s’agit d’une réelle expérience de ce quotidien et d’une tentative de sortir du schéma narratif traditionnel. En ce sens, ce n’est que le prolongement et le climax de ce qui a été mis en place avant.
Depuis, le “phénomène” Haruhi Suzumiya, comme tout ce qui est à la mode, a disparu. En France, les deux saisons sont disponibles en dvd et le film en dvd et en bluray. Or, le film ne se comprend que dans la continuité de la série. Et si l’ambition artistique n’est pas évident pour tous, elle apparaît clairement avec le “endless height”. Il serait dommage de manquer une partie essentielle (dans le sens où cette partie révèle l’essence de la série, c’est-à-dire l’expérience d’une forme de postmodernisme). Ainsi le postmodernisme de La Mélancolie de Haruhi Suzumiya est très clair dès lors qu’on s’intéresse à la forme et qu’on saisit la logique d’écriture.
Mass Effect est un jeu vidéo, ou plutôt une trilogie puisque l’histoire se développe sur trois jeux, qui a connu un grand succès. Le premier est sorti en 2007, le second en 2010 et le dernier volet en 2012. Il s’agit d’un jeu de science-fiction se situant dans un futur où l’humanité a eu accès à une technologie lui permettant de voyager plus rapidement dans l’espace. Elle découvre qu’elle n’est donc plus seule et tente de se faire une place parmi les extraterrestres. Dans ce contexte, des machines bien plus avancées que toutes les races existantes menacent la galaxie. Shepard tente de les arrêter.
L’esthétique postmoderne
A l’origine, Mass Effect a été pensé pour être le Star Wars de Bioware, développeurs de jeux vidéos. Ainsi le modèle est lui-même une oeuvre postmoderne qui est un pilier dans la culture populaire. Mass Effect fonctionne de la même manière : l’écriture puise dans des sources populaires. En effet, la narration se construit sur la base des films d’action hollywoodiens, elle se construit en utilisant les codes de ce genre. Mais, l’histoire relevant de la science-fiction, de multiples références parcourent la trilogie (des clins d’oeil à 2001, l’odyssée de l’espace, à Star Wars, Star Trek, Babylon 5 etc… sont perceptibles). Mais Mass Effect n’en reste pas à la science-fiction puisque un aspect lovecraftien est repérable, et des éléments de fantastique et d’horreur apparaissent comme des êtres qui rappellent les morts-vivants. Ainsi Mass Effect se construit sur des références provenant de médias différents et de genres différents.
Mais ce n’est pas le seul élément apparentant Mass Effect au postmodernisme. La discontinuité qui peut parfois apparaître se retrouve ici. Chaque épisode possède une structure et une ambiance qui lui est propre. De plus, les développeurs n’ont pas hésité à changer le gameplay : le système de rechargement des balles, qui n’était pas là dans le premier jeu, est introduit dans le second. Entre le premier et le deuxième jeu, d’autres éléments de gameplay ont été modifiés : pour explorer les planètes le véhicule (qui était terrestre) du premier a été changé par un autre véhicule (volant) dans le second. Certains moments du troisième volet sont de purs moments de contemplation rompant avec l’action.
De plus, le postmodernisme niant l’idée de progrès, ce mouvement se base sur une perception relative des choses. Fredric Jameson, dans Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, évoque ce mouvement de la manière suivante : “le postmodernisme aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu’aux nouveaux mondes ; […] aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation des choses et dans leur manière de changer”(p.15). Il est intéressante de remarquer que la trilogie entière repose sur la notion de perception. En effet, Mass Effect 1 pose des bases assez manichéennes, puis, dans Mass Effect 2, le protagoniste intègre un groupe qui était présenté comme extremiste dans le premier volet. De plus les informations qui ont permis de poser les bases se trouvent nuancées dans ce volet. Dans Mass Effect 3, nos connaissances se trouvent plus ébranlées encore : certaines conceptions se trouvent inversées et la révélation finale détruit tout ce sur quoi repose la trilogie (une menace intergalactique qui doit être arrêtée). De même que toute la trilogie repose sur cet apprentissage de la part du joueur à comprendre les événements en prenant des points de vue différents et en faisant des choix, la fin est une affaire de choix où il n’y a pas de “meilleure solution” à prendre. En ce sens, l’idéologie postmoderniste est maintenue jusqu’à la fin.
La fin originale
La fin originale a été une véritable surprise à tous les niveaux. Dans une industrie qui se base sur les conventions Hollywoodiennes, Bioware a décidé d’aller jusqu’au bout de leur logique d’écriture et d’offrir la fin appropriée et non la fin attendue par les joueurs. Ainsi les mauvaises habitudes de lecture découlant de schémas répétés ad vitam aeternam par Hollywood sont-elles tour à tour détruites (Mass Effect ayant été conçu pour jouer avec les codes puis les casser). Malgré tout, si la dernière partie semble rompre avec ce qui précède, elle est en réalité dans sa continuité.
La fin fait à la fois référence à Matrix, Deus ex, et aux livres d’Asimov. Par cet aspect, il est évident que cette partie s’inscrit dans la même logique décriture référentielle qui a justement fait le succès du jeu. Si dans la forme, la fin s’apparente au jeu vidéo Deus Ex par la notion de choix et par la présentation de ces choix, il est évident que le sens n’est pas le même (le contexte, la construction des thématiques y sont très différents). Ici la forme devient un piège si on ne fait pas le lien entre tous les éléments internes à l’oeuvre. De même, la base sur la laquelle repose la fin, c’est-à-dire la référence à Asimov par le biais de la problématique homme/machine (dans Mass Effect, cela se traduit par l’opposition organique/synthétique), ne se comprend que si on se souvient que tout Mass Effect 1 repose sur ce problème et que c’est littéralement situé au centre (dans la struture) de Mass Effect 3.
Bien entendu, Mass Effect utilise les codes du cinéma Hollywoodien ce qui donne de prime abord un aspect simpliste. Mais bien évidemment ce n’est pas si simple. En effet, la difficulté tient dans le fait que toutes les informations essentielles demandent de la recherche ou un questionnement. Ainsi la raison motivant les antagonistes à agir est-elle donnée dans Mass Effect 1 (description de la planète Klencory), les questionnements essentiels pour le choix final sont-ils préparés par les interrogations entre personnages à l’intérieur du vaisseau (si on prend la peine de faire cela) et ainsi de suite. Il y a trop de lignes menant à cette fin, trop d’indices (qui sont vagues mais cela reste des indices) qui s’établissent comme un puzzle, pour que cette fin soit considérée comme improvisée. En réalité c’est le fait que les informations ne sont pas mis en évidence, et qu’ils ne sont pas non plus répétés pour attirer l’attention qui fait que la lecture devient difficile. En effet, Hitchcock ne disait-il pas que pour faire comprendre quelque chose il faut le dire deux fois. Ainsi les éléments du blockbuster Hollywoodiens sont bel et bien présents mais la logique d’écriture est autre. Dès le début, il y a une certaine distance avec les codes qui s’effectue dans l’écriture même. Le postmodernisme est conscient de l’utilisation des lieux communs, des topoï, et par cette distance, il lui est possible de restructurer, de recontextualiser ces clichés ou codes et c’est bien ce qui a été fait dans le cas de mass Effect.
Le problème de la réception
La fin originale a créé une controverse. On la deteste ou on l’adore, en aucun cas elle ne laisse indifférent. Dès les premiers jours après la sortie du jeu, le forum de Bioware s’est rempli de messages de rage. Certains écrivains comme Melinda Snodgrass n’ont pas hésité à donner leur avis sur leur blog, non pas pour analyser l’écriture mais pour faire une critique négative découlant de leurs impressions. Ils ne sont pas les seuls à perpétuer dans la vision populaire une haine envers la fin de Mass Effect, la série “Silicon Valley” n’hésite-t-elle pas à critiquer la fin de Mass Effect à travers “He’s as pointless as Mass Effect 3’s multiple endings” qui montre bien encore une fois le refus de comprendre la fin dans le travail de perceptions et de variations. En réalité ces attitudes révèlent le déni face à l’idée que la lecture est avant tout un acte de sélection d’informations, qu’on est manipulé par l’écriture (c’est le principe des nouvelles à chute qui obligent à relire en nous faisons comprendre que nous avons mal construit notre interprétation), que le but n’est pas la satisfaction (qui se résumerait à retrouver ce à quoi on s’attendrait) mais d’y voir la cohérence entre la création, la forme et la réception. Si l’intention est à l’origine de casser les codes pour offrir une autre possibilité, poussant le récepteur à une lecture active, nous ne sommes plus dans le jeu vidéo produit de consommation mais dans un autre aspect du jeu vidéo, et c’est bien dans ce dernier que s’inscrit Mass Effect.
C’est cette dimension artistique qui, au final, lui est refusée dans cette vision populaire des choses. Le problème c’est qu’en amont, il y a une volonté liée à cette possibilité du jeu vidéo : Bioware s’est défendu en utilisant les termes “intégrité artistique” et Casey Hudson (créateur de Mass Effect) lors de certaines interviews parle bien de sa vision du jeu vidéo comme d’une art. Ainsi, le concept de postmodernisme et son application dans l’écriture de Mass Effect deviennent essentiels dans la compréhension de ce jeu vidéo. Lui refuser cela, c’est refuser de comprendre son écriture, donc son sens. Lui refuser cela, c’est également imposer un sens qui n’est pas le sien : c’est considérer que Mass Effect ne fonctionne pas sur des références, qu’il ne fonctionne pas avec une certaine distance, qu’il n’est pas parsemé d’indices qui doivent être réunis pour former le sens et qu’il ne joue pas non plus avec la forme pour renouveler la lecture. Evidemment, la fin de Mass Effect ne peux pas se réduire à la forme postmoderniste puisqu’il adopte également un aspect moderniste par la place donnée à l’implicite, l’idée d’ascension et de progrès dans une des possibilités du choix. Mais la compréhension de la notion de postmodernisme sert cependant de base à la compréhension de l’écriture et permet d’éclairer une bonne partie du problème de lecture qui a engendré la controverse poussant Bioware à donner une “fin enrichie” pour satisfaire les joueurs.
Ainsi, le postmodernisme est une démarche artistique qui peut poser problème et cela est évident avec ces trois oeuvres. Les médias étant populaires (séries animées, jeux vidéos) le public auquel se heurtent ces oeuvres n’ont pas forcément l’éducation ou la culture requise pour repérer la démarche artistique. Or la lecture s’en trouve totalement faussée sans cela et lorsque l’oeuvre elle-même a une visée explicitement artistique, lorsque la visée esthétique rompt avec les habitudes du récepteur, cela le plonge dans l’incompréhension. Cette difficulté réside dans le fait que le postmodernisme utilise des matériaux familiers, les intégrant sans que le lecteur non spécialiste puisse percevoir la démarche. Celui-ci pensait être en terrain connu et s’aperçoit d’une déviance qu’il considère comme une erreur car elle semble concerner une partie minoritaire. Mais, que ce soit la disparition de l’illusion créée par l’histoire, l’expérimentation d’une perception du temps ou l’effondrement des codes et de leurs représentations, tout cela est justifié par le sens construit, tout cela participe d’une logique d’écriture.