QUI PARLE ?
En 1970, Deleuze disait à Michel Foucault « vous nous avez enseigné l’indignité qu’il y a à parler pour les autres », ouvrant le grand questionnement féministe, queer et postcolonial qui se tiendrait jusqu’à nous aujourd’hui et que Gayatri Spivak réouvrira radicalement avec Les subalternes peuvent–elles parler ?
Lorsque l’on se demandait alors « qui parle ? depuis où ? et depuis quelle position de pouvoir ? », une scène théâtrale s’ouvrait avec ses protagonistes, interrogeant les instances qui structurent la parole démocratique et ses dispositifs, mais aussi l’histoire du cinéma documentaire, les pratiques de l’autofiction, la psychanalyse ou l’ethnographie.
Aujourd’hui, c’est la voix silencieuse du monde qui nous rattrape, alors qu’avec l’ère de l’Anthropocène, toute vie devient digne d’habiter un plus vaste parlement, qui s’ouvre aux animaux, aux végétaux, aux machines, aux cyborgs, aux objets. Mais que dit-on lorsque l’on dit que les plantes, les pierres, les objets, les animaux ont une voix ? Qui alors peut les « traduire » et parler « pour » eux (au double sens de « pour » – à leur intention et à leur place) ? Que fait l’Anthropocène aux épistémologies du point de vue (la standpoint theory) ?
A l’aune de la fulgurante formule de Rimbaud « Je est un autre », c’est en effet une autre question qui scintille désormais, peut-être moins celle de « qui parle » que la politique impersonnelle du « qu’est-ce qui parle à travers nous ».
C’est des poétiques et politiques énonciatives et des controverses contemporaines qui traversent le monde de l’art, de la pensée, et de la politique aujourd’hui dont il sera question durant ce séminaire (le statut de nouveaux sujets juridiques et politiques dans le cadre des droits écologiques, la « querelle de l’appropriation culturelle », ou encore celle de la souveraineté des objets dans le cadre des politiques de restitution, etc.), à partir de manifestes littéraires, poèmes, textes théoriques, films, etc.
Un séminaire proposé par Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós, théoriciens de l’art et curateurs, dans le cadre de l’ARC « Paroles, paroles » (Myriam Omar Awadi, Yohann Queland de Saint Pern) de l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion, ouvert à un public large (artistes, acteurs culturels, commissaires etc).
Un workshop plus spécifiquement adressé aux étudiants de l’ARC s’inscrira dans la continuité thématique du séminaire, où les étudiants seront donc amenés à développer des projets à partir de mediums multiples (vidéo, photographie, édition, performance, installation, etc.) autour de cet enjeu “Qui parle ?” et la matière théorique, plastique et poétique amenée durant le séminaire.
Un projet éditorial fera suite à ce séminaire.
Les porteurs du projet
Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós sont théoriciens de l’art, commissaires d’exposition et cinéastes, co-fondateurs de la plateforme curatoriale le peuple qui manque, créée en 2005 à Paris. En duo, ils développent depuis plusieurs années un projet de recherche qui appelle à une nouvelle écologie des savoirs. Parmi leurs derniers projets curatoriaux (expositions, symposiums, publications, films, rétrospectives, « scénographies de la pensée contemporaine », assemblées fictives, procès imaginaires…), Le parlement des poètes (Ateliers Médicis, 2018), Art is Not the Enemy. Graphics of Tricontinental Dissents (La Colonie, 2018), A Debt of Times (Konsthall C, Stockholm, 2018), Le procès de la fiction (Nuit Blanche, 2017, meilleure exposition de 2017 selon les Inrocks, meilleur événement de parole selon Le Monde et Kunstkritikk), Une Constituante migrante (Centre Pompidou, 2017), A Government of Times (Rebuild Foundation, Chicago, Leipzig, 2016), La frontera nos cruzo (Museo de la Inmigracion, Buenos Aires, 2015), Post-exotisme (New Haven Fort, UK, 2015), Cinéma Permanent in Leiris & Co (Centre Pompidou Metz, 2015), Au-delà de l’Effet-Magiciens (Fondation Gulbenkian, Laboratoires d’Aubervilliers, 2015), The Accelerationist Trial (Centre Pompidou, 2014), Le procès d’une polémique : Jan Karski, histoire et fiction (HEAD Genève, 2014), La géografia sirve, primero, para hacer la guerra (Museo de la Memoria, Bogota, 2014), A Thousand Years of NonLinear History (Centre Pompidou, 2013), Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. (Bétonsalon – Centre d’Art et de Recherche, 2013), L’artiste en ethnographe (Quai Branly – Centre Pompidou, 2012), Que faire ? art/film/politique (Centre Pompidou, Palais de Tokyo, Beaux-Arts de Paris, 2010), etc.
Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós sont à l’initiative de nombreuses publications et auteur de nombreux articles. Ils ont dirigé Géoesthétique (Editions B42, 2014), Histoires afropolitaines de l’art, Multitudes 53-54 (2014) et publié Les potentiels du temps (Manuella Editions, 2016), manifeste théorique élu parmi les 10 meilleurs essais de 2016 selon les Inrocks. Ils développent en ce moment Les Impatients, un film-essai, une série chronopolitique. Membres du comité de rédaction de la revue Multitudes, du comité éditorial des Prairies Ordinaires, de la Nuit des Idées, du comité scientifique de la refonte des galeries permanentes du Musée de l’Histoire de l’Immigration ou de la plateforme Entre-temps du Collège de France, ils étaient en 2015-2016 résidents du programme de résidence de la Méthode Room à Chicago, à la Rebuild Foundation et sont actuellement résidents aux Ateliers Médicis. Kantuta Quirós est actuellement Maître de conférence associée à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture, où elle enseigne la théorie de l’art. Aliocha Imhoff enseigne l’esthétique et le cinéma à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.